ECHO DE SAINT-PIERRE N° 129 - janvier 2001'

L'inauguration de l'école navale

 

    La lecture des  journaux s'avère souvent une source inépuisable d'informations surtout quand il s'agit de se replonger dans les pages jaunies d'un quotidien vieux de 65 ans. La Dépêche de Brest et de l'Ouest du dimanche 31 mai 1936, consacre plus de 3 pages entières à l'inauguration de l'Ecole Navale de Brest. Ce vénérable bâtiment en granite, qui domine toujours de sa somptueuse architecture l'anse des Quatre-Pompes, n'a rien perdu de sa superbe sinon sa vocation initiale au profit de Lanvéoc Poulmice. Avec le recul du temps, cette lecture ne peut pas être objective car elle induit dans nos mémoires la résurgence de pénibles événements ultérieurs à cette inauguration.

    Ce quotidien brestois, qui affiche fièrement ses 50 ans d'existence, ne lésine pas sur le sujet qui revêt à ses yeux une importance majeure qui ne peut que surprendre le lecteur d'aujourd'hui. La surprise vient notamment du faste donné par les organisateurs à cette inauguration en soi banale et par la débauche de détails, parfois insignifiants, étalés sur plusieurs colonnes dans le but évident de flatter l'esprit patriotique. La liste nominative des quelques 300 invités, présents au banquet, est révélatrice de cette volonté de magnifier l'événement en une fête grandiose. L'accueil réservé au président de la République Albert Le Brun, venu avec plusieurs ministres inaugurer ce symbole du renouveau de la Marine française, se voulait résolument démonstratif de notre puissance navale retrouvée.

Pour le président Le Brun cette journée du samedi 30 mai fut particulièrement chargée car elle devait satisfaire à un protocole rigoureux, comportant réceptions, défilés, revues navales, discours, dépôt de gerbes, inauguration, banquet, manœuvre en mer d'Iroise, fête populaire et feu d'artifice. Les navires aux pavillons multicolores formaient en grande rade, dans une parade impressionnante, une magnifique escadre. Les plus beaux fleurons de la Marine, les sous-marins, les torpilleurs, les contre-torpilleurs, les croiseurs et les cuirassés affichaient fièrement leurs lignes superbes, tandis que dans le ciel tournoyaient les hydravions de la base de la Grande Rivière,

    Pourtant cette journée de fête qui rend un hommage sincère aux forces navales françaises, à ses marins et officiers, semble paradoxalement en décalage avec les réalités du moment. Les élections législatives des 26 avril et 3 mai 1936 viennent de porter au pouvoir le front populaire. Les ministres présents à Brest, ce samedi 30 mai 1936, sont tous en sursis. Le ministre de la marine François Pietri, qui fait dans son discours l'éloge de la Marine et de sa grandeur retrouvée, est en partance du gouvernement. Cette fête se déroule également dans un contexte revendicatif sans précédent que l'avènement du Front populaire vient de conforter, contrastant par ailleurs avec les incertitudes internationales qui assombrissent l'avenir. En Espagne la jeune République tente vainement à échapper aux affres de la Guerre Civile, tandis qu'en Allemagne un dictateur sans scrupules ne dissimule plus ses intentions hégémoniques. Mais à Brest, l'orage mondial qui gronde ne contrarie nullement le déroulement de la fête navale et c'est avec le plus grand apparat que le commandant en chef de l'escadre, l'Amiral Darlan, accueille à bord du cuirassé Provence les personnalités émerveillées par cette démonstration de force.

    La suite des évènements est malheureusement connue ; le tonnerre meurtrièr de la guerre 39/45 s'est abattu sur le peuple français, provoquant la triste débâcle de juin 40 et la désagrégation de nos armées terrestres. Mais cette défaite n'est pas celle de la Marine Française qui grade malgré cette tourmente, son potentiel intact. Pourtant son sort n'est guère enviable, car sa destinée est désormais soumise aux atermoiements de la politique de Vichy et aux réactions anglaises.

    Sans vouloir porter de jugement à ce sujet, laissant à chacun le soin de méditer sur la complexité de l'époque, nous rappellerons simplement les faits qui ont conduit la Marine française à sa destruction.

    Le 3 juillet 1940, les britanniques attaquent la Marine française à Men-el-Kébir occasionnant la perte du cuirassé Bretagne (présent à la parade navale de Brest en 1936) et provoquant la mort de 1300 marins. Plusieurs navires sont gravement endommagés, notamment le Dunkerque. Le 8 juillet 1940, les avions torpilleurs du porte-avions anglais Hermés attaquent le Richelieu basé à Dakar, le rendant indisponible d'appareillage pour un an. Dakar est de nouveau attaqué le 23 septembre par les forces composites ( britanniques et gaullistes) de l'amiral Cunningham qui projetait de remettre la base aux Forces Françaises Libres. Le contre-torpilleur Audacieux et le sous-marin Pensée sont coulés. Du 5 au 8 mai 1942, les britanniques s'emparent de la base navale de Diégo-Suarez à Madagascar provoquant la perte de 5 unités navales françaises dont les sous-marins Héros et Monge. Le 8 novembre 1942 le port de Casablanca est bombardé par les forces navales américaines. Le bilan des pertes françaises fut lourd en hommes et en navires parmi lesquels le contre-torpilleur Milan qui était présent à la revue navale de Brest en 36.

    Le 27 novembre 1942, la flotte française sous les ordres de l'amiral de Laborde se saborde à Toulon. Le Strabourg, navire amiral qui avait échappé au piège de Mers-el-Kébir et le Dunkerque qui en fut le rescapé sont envoyés par le fond avec 80 autres unités de plus ou moins grande importance. Le fier cuirassé Provence qui avait accueilli le président Le Brun à Brest n'est plus qu'une épave noircie et fumante.

    Triste fin pour un rêve dont l'apothéose de 1936 à Brest laissait augurer un meilleur destin. Gardons nous de critiquer, les jugements les plus sévères sont parfois les plus injustes.... Mais quel gâchis tout de même.

M. Baron