Mes premiers pas, que je situe vers le mois de janvier 1926, se sont
portés vers Jeannie, ma voisine, qui se trouvait à sa porte.
Jeannie, à ma naissance, avait environ 35 ans (née vers 1890). C’était
une vieille demoiselle, couturière de métier, fort connue à
Saint-Pierre- Quilbignon pour son sérieux et la qualité de son travail.
Elle habitait la maison voisine, avec ses vieux parents, les époux Le
Gof. Le père, retraité de l’arsenal, vouait le plus clair de son temps
au bricolage, dans la cabane, située dans la cour. Il y passait ses
journées, en compagnie de ses trois chats, fabriquant des épingles à
linge pour sa femme, blanchisseuse de métier, toujours en
activité malgré son âge avancé.
Mademoiselle Jeannie, pour sa part, était une couturière renommée. Son
atelier prenait l’ensemble du rez de chaussée de la maison, sauf
couloir ( la partie habitation se situant à l'étage et étant composée
de deux pièces ). Il était éclairé par deux fenêtres donnant
directement sur le trottoir. A l’intérieur, autour de la grande table
en bois blanc, s’activaient les apprenties au nombre de six à
huit. Quelle ambiance ! Au beau temps, tout simplement, je
m’asseyais à la fenêtre, participant à leurs chansons. Puis, soudain,
une question : « Quelle est ta bonne amie, François ? »…Pris sur le
vif, ça me faisait rougir, tant il était vrai que je les trouvais
toutes belles. Pour ne pas décevoir je n’avais garde de donner ma
préférence, bien sûr !...Alors elles s’esclaffaient entr’elles et moi
je m’en allais avec mon secret...
Les filles riaient et chantaient au travail, comme à la récréation,
dans le petit jardin à l’arrière de la maison. Si c’était le printemps
les giroflées et les primevères embaumaient de leurs fleurs. Au beau
temps, les fenêtres de l’atelier étaient grandes ouvertes, leurs
chansons étaient un enchantement pour tout le quartier. Pas de vacances
pour la couture, il fallait travailler et apprendre, l’été se passait
comme cela…
Mais, à part la chanson, que faisait-on vraiment dans cet atelier ? Eh
bien, je vais vous le dire : les tenues des premières communiantes
ainsi que les plus belles robes de mariées de Saint-Pierre. Ajoutez à
cela les vestes et les manteaux et autres robes pour les belles dames
ainsi que tous les habits pour cette jeunesse qui grandissait trop vite
et vous aurez un aperçu très large de tout ce qui pouvait se faire dans
ce modeste atelier. Que dire encore?...Que les apprenties, elles-mêmes,
devenaient un jour ouvrières. Un genre de rêve se terminait alors, tout
comme l’ouvrage en cours, et les filles s’en allaient vers d’autres
horizons. Disparue, alors la fiancée en puissance, mais au-delà des
nouvelles têtes, restait toujours ce vieux mannequin d’essayage dont le
grincement persistait encore à m’effrayer un peu…
Et puis, que je n’oublie pas de le dire…Un autre motif de visite me
portait encore vers l’atelier de couture. Bien humblement, une demande
de bobine(s) vide(s). Oui, il y en a, quelle joie, quel sourire de
remerciement en pressant le cadeau sur la poitrine, merci Jeannie…
Deux
utilisations pour ces bobines, deux jeux, d’une part le tricotin qui se
fait sur la dextérité des doigts, sous forme de relaxation, la deuxième
étant tout simplement la transformation en ce qui s’appelle désormais
un tank. Très simple, il faut d’abord crèneler les parties circulaires
au couteau. Ajouté à cela un élastique central que l’on torsade avec un
petit bâton de bois. Posé au sol le tank-bobine restitue la force
enregistrée pour devenir la terreur des soldats de plomb. Voilà
!...Vous avez tout compris. …En avant pour la grande offensive !
François Kergonou
* Barullu : la partie haute de la route des Quatre- Pompes, à gauche en descendant.