Août 1944. J’ai 14 ans, j’habite Saint-Renan, à 12 Km de Brest.
Depuis plusieurs semaines, le siège de Brest a commencé. Les Américains ont libéré Saint-Renan, mais n’y sont pas restés.
Dans notre petite ville, l’atmosphère est tendue. Dans toutes les
familles, ou presque, on héberge des parents, des amis, venus surtout
de Brest. Ils attendent que la ville soit libérée pour pouvoir rentrer
chez eux. Tous les soirs, Renanais et réfugiés se retrouvent sur une
hauteur, près du "champ de foot" ( aujourd’hui, on dirait le
terrain de sport) : de là, on peut apercevoir quelque chose de
Brest, mais hélas, ce sont souvent de grandes flammes d’incendies qui
apparaissent au loin, et beaucoup se demandent : "est–ce ma
maison qui brûle ?" Mais on perd courage et il est toujours
quelqu’un pour dire : "Le clocher de Saint Martin est encore
debout !"
Les Renanais solidaires des Brestois
Le 14 Août, dans la matinée, un bruit circule de rue en rue : les
Allemands ont autorisé la population civile qui vit encore à Brest à
quitter la ville. Il y a deux routes ouvertes : celle de
Landerneau et celle de Saint-Renan.
Alors les Renanais s’organisent… On recense les locaux encore vacants,
on transporte des matelas dans les écoles, on improvise des cantines…
Tout le monde s’y met ! Pourtant, nous, les "ados", nous
avons du mal à trouver notre place. Partout on nous trouve trop jeunes
pour nous confier une tâche utile ! Soudain, une de nous a une
idée : les réfugiés brestois qui arrivent sont fatigués, ils
ont chaud, ils ont soif, ils sont chargés… Si nous allions à leur
rencontre, jusqu’à Tycolo par exemple, pour leur donner à boire et les
aider à porter leurs paquets ? Et nous voilà partis avec des
bouteilles d’eau, des remorques à vélo. Je revois cette foule de gens,
certains très âgés, en transpiration, n’en pouvant plus, traînant tout
ce qui peut rouler : poussettes, landaus, remorques, vélos, avec
des bagages entassés pêle-mêle. Notre eau fut bien accueillie, nos bras
aussi, et notre connaissance de Saint-Renan qui nous permettait de
guider les arrivants vers les divers lieux d’accueil.
Un souvenir poignant : un vieillard, assis sur une pierre,
pleurant à grosses larmes car il ne trouvait plus son bagage, un grand
sac contenant tout ce qui lui restait : "Je l’ai donné à
Eugénie et je ne sais plus où elle est !" Il était l’image même du
désespoir. Alors, une camarade et moi sommes parties dans la foule en
criant : "Personne ne s’appelle Eugénie par ici ?" Eh
bien, avant la fin de la journée, Eugénie a été retrouvée et le sac
rendu à son propriétaire !
Un an plus tard : Brest fin 1945
Les écoles sont maintenant réouvertes à Brest, et la vie tente de
reprendre normalement. Un jour, on nous propose une séance de cinéma
scolaire. Les distractions sont rares, et nous voilà toutes ravies de
sortir de l’internat, de rencontrer des jeunes d’autres écoles :
tout cela avait beaucoup plus d’importance que les films
éducatifs qu’on nous avait annoncés, sans plus de précision !
Quelques jours plus tard, une de nos profs me demande :
"Qu’avez-vous donc vu au cinéma la semaine dernière ?" Le groupe
des internes est rentré dans un tel silence, avec des visages si
bouleversés, que je n’ai osé poser aucune question.
Ce que nous avions vu, c’était nos premières images des camps de
concentration. Bien sûr, nous savions que ces camps avaient existé,
mais nous n’en imaginions pas l’horreur. Ce que nous avons découvert,
c’était bien plus que des images. Nous avions 15 ans, nous avions vécu
la guerre, la peur, les bombardements, les privations, les deuils. Mais
nous comprenions qu’il s’agissait d’autre chose. Nous étions
interrogées, atteintes plus radicalement encore au fond de nous-mêmes
par la question qui s’est imposée brutalement à nous ce jour-là et qui
me poursuit encore aujourd’hui :
Comment cela est-il possible ?
Françoise Taburet
La rue de la mairie et l'église à Saint-Pierre en octobre 1944 après les combats pour la libération