ECHO DE SAINT-PIERRE N° 59 - Novembre 1993

LES MAROCAINS A KERVALLON

Peu de Quilbignonnais connaissent l’existence du sinistre camp de travail “HERMANLONS” installé au Portzic durant l’occupation allemande entre 1941 et 1943. Rares, également, sont ceux d’entre nous qui se souviennent du séjour des ouvriers marocains casernés à Kervallon durant quelques mois de 1940, et les tracas qu’ils subirent en cette période tumultueuse.
Une série d’articles parus dans la “Dépêche de Brest” de l’époque nous relate en détail cet épisode que nous ne pouvons malheureusement que résumer dans cette rubrique. Au début de 1940, le ministre du travail décide d’intensifier la production. Comme une grande partie des hommes est mobilisée, l’on songe à faire appel à la main-d’oeuvre étrangère. On recrute au Maroc, notamment des travailleurs au titre d’un contrat de six mois, qui doit leur assurer logement, nourriture, soins médicaux et un salaire de 15 à 20 francs par jour. Débarqués à Marseille le 17 mars, une centaine d’entre eux est affectée aux “Constructions Navales” (Arsenal) et arrive à Brest le 25 mars. Ils ont la chance (nous verrons par la suite pourquoi) d’être placés sous la responsabilité du lieutenant Jean Perrigault, journaliste de talent, auteur de nombreux reportages sur le Maroc où il avait, au cours de ses voyages, acquis une bonne connaissance des moeurs, et des coutumes de la population.
Cette compagnie de travailleurs est casernée dans les anciens bâtiments construits sur les bords de la Penfeld au 18ème siècle, ces bâtisses peu entretenues n’étaient pas conçues pour être habitées, bien que durant la guerre 14-18, elles aient servi d’annexe à l’hôpital militaire. Depuis cette période, les lieux étaient employés au stockage de matériels militaires divers.
A leur arrivée, les alentours étaient couverts d’un amoncellement de ferraille oxydée, baignant sur un sol détrempé, couleur de rouille. Les arrivants s’emploient immédiatement à rendre l’endroit plus salubre : en trois semaines la boue et la ferraille disparaissent, plusieurs mètres cubes de mâchefers répandus, égalisent le sol, des jardins sont tracés, et le printemps aidant, l’endroit prend un aspect presque accueillant.
Soucieux du bien-être de ses hommes, dont la plupart sont très pieux, J. Perrigault a l’idée de doter le camp d’une mosquée assidûment fréquentée. Rien de commun sans doute avec les riches monuments du Maghreb, pas de minaret, une simple baraque aux parois peintes couleur ocre, percées de fenêtres à arc ogival.
Pour la détente, un café maure, aménagé dans le style le plus pur, avec des petites tables octogonales pour les jeux de cartes, de dames et de dominos. Cet endroit se transformait certains soirs en école, Mme PERRIGAULT enseignant le français, ou en salle de concert, un appareil radio permettant de capter Radio-Rabat.
L’installation du camp ne cessait de s’améliorer. Tout allait bien, les employeurs satisfaits, les travailleurs constituaient leur petit pécule pour rentrer chez eux quand la guerre serait terminée. Mais les événements se précipitent, et nous verrons que le retour vers l’Afrique ne se fera qu’au prix de bien des péripéties. (à suivre)

P. FLOC’H.

(D’après une série d’articles parus dans la “Dépêche de Brest” en Septembre 1940)


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ECHO DE SAINT-PIERRE N° 60 - Décembre 1993

LES MAROCAINS A KERVALLON (Suite et fin: LES JOURS SOMBRES)

Mais les événements s’accélèrent, et le 19 juin 1940, c’est la débâcle à Brest. L’employeur, les C.N. (Constructions Navales - Arsenal) rompt le contrat qui le lie aux Marocains, cessant le jour même de leur verser tout salaire et prime d’alimentation. Les Allemands sont là ! Habitués à saluer militairement, ces travailleurs civils sont pris pour des soldats et faits prisonniers, emmenés au camp de COETQUIDAN.
Perrigault se démène et obtient de l’occupant la libération de ces hommes, retrouvailles chaleureuses où le libérateur doit embrasser chacun, d’une double accolade, sur ces visages mal rasés. Le 15 juillet, ils retrouvent avec joie, le camp de Kervallon, toujours debout malgré son pillage. Hélas, le 21 juillet au soir, le camp est cerné, et les Marocains emmenés au Château de Brest, captifs à nouveau. Perrigault, toujours sur la brèche, démontre l’erreur, et une fois encore les fait libérer le lendemain.
Mais la situation financière, cette fois, n’est pas reluisante. Heureusement, une prudente gestion de l’ordinaire avait permis de constituer un “boni” de 15 000 F. C’est sur cette réserve qu’il entretenait 102 hommes. Malgré ses démarches, il ne peut obtenir la moindre indemnité de licenciement, pas plus, l’autorisation de les rapatrier. Un signe, enfin! Le 24 juillet, une réponse de VICHY. On lui intime l’ordre de rester à Brest en attendant le repli de ses protégés sur le camp de Marseille, momentanément saturé. Cette lettre promet l’envoi d’une somme de 20 000 F pour la nourriture et le paiement de la prime pour le mois de juillet.
Mais l’interruption des communications (mêmes officielles) entre la zone occupée et la zone libre fut sans doute la raison pour laquelle cet argent n’arriva pas. L’infatigable Perrigault s’acharne, et parvient à se faire avancer cette somme par les C.N., ce qui permit, à ces infortunés travailleurs, d’attendre avec moins d’impatience, le retour au pays. Que pensaient-ils des organisateurs de leur voyage ?
D’autres sinistrés, brestois ceux-ci, les remplacèrent en 1945, attendant, eux aussi, avec résignation, de retrouver leur maison. Aujourd’hui nivelé, reboisé avec la participation des enfants des écoles de la Cavale Blanche, la nature a repris ses droits, et nous avons, sur cette rive, une des plus belles promenades de la ville. Lorsque, au sortir du sinistre de 1944, l’antique “bus” serpentait dans les virages du Bouguen et la côte de Kervallon (seul trajet motorisé possible à l’époque), nous n’imaginions pas les péripéties des “habitants” de cet endroit.

P. FLOC’H.