ECHO DE SAINT-PIERRE N° 84, Avril 1996

LE TRAMWAY, PERIL JAUNE

Dans sa rubrique habituelle, Monsieur Yves La Prairie fait référence au Péril Jaune (le Télégramme du 26.02.1996). L’article qui suit n’avait pas encore été mis sous presse. Il rejoint, en partie l’expression plus technique du chroniqueur, dont les écrits sont très appréciés des brestois.

Selon les événements de l’actualité, la vedette médiatique est parfois accordée à un certain mage-provençal, dont les prédictions écrites vers 1540 sont diversement interprétées. Les commentaires des traducteurs varient selon le fait qui se présente, et peut, à l’occasion, s’assimiler à ces prophéties. L’oeuvre littéraire de Nostradamus annonçait un certain danger venu d’Asie, et qui devrait porter atteinte à notre vieille Europe : les Huns sont le souvenir lointain, les conflits Chine-Japon se sont localisés, et seule à notre époque, l’invasion commerciale de ces pays pourrait concorder avec la pensée du devin, qui l’appelait : le péril jaune.

Il y a environ une soixantaine d’années, plus peut-être, cette annonce catastrophique avait trouvé une concrétisation inattendue.

L’humour brestois du “Tit Zef” avait tout bonnement attribué cette menace à notre cher vieux transport électrique sur rail : le Tramway. Pourquoi ? Sa couleur était bien ferrée, et ce sont sans doute les émotions plus ou moins fortes qu’il procurait aux usagers empruntant les navettes d’un terminus à l’autre. La ligne unique était doublée de croisements, et pour les aborder au changement des rail, la secousse provoquée à la machine, faisait sauter la perche-relais du réseau aérien. Par grand vent , qui déplaçait brusquement cette perche, le tram pouvait s’arrêter en plein trajet. Alors, le récepteur devait descendre sur la chaussée, rétablir le contact, ce qui n’était pas toujours aisé.

Aux heures d’embauche et de fin de travail, notre transport était bondé. Les malchanceux en pouvant y prendre place, s’accrochaient aux rambardes des plates formes, dans un équilibre précaire. Parmi tant de voyageurs, le récepteur éprouvait quelques difficultés à circuler, gêné par sa sacoche, et à percevoir le montant du billet. Les échanges se faisaient à bout de bras, de main en main, et de mémoire, il y a toujours trouvé son compte, sans penser aux resquilleurs de l’extérieur. Il lui fallait toujours s’égosiller depuis l’intérieur, et atteindre les plates formes, avec la formule : “tout l’monde est servi sur l’avant” (ou sur le derrière), et toujours poliment avec : s’il vous plaît !

Mais le vrai péril, dans cet habitacle jaune, était la descente du grand Turc. Après le dernier arrêt des Quatre-Moulins, il se lançait dans un périple vertigineux, grinçant, tremblant, cahotant de tribord en bâbord. Que d’émotions dans les échines !

Quand il s’arrêtait convenablement à la Porte du Conquet (arrêt de Recouvrance, à hauteur actuelle de la rue des Remparts), c’était le soulagement. Imaginons les cris d’effroi des passagers le jour où, sortant des rails avant d’y arriver, notre engin roulant sur les pavés, dans un bruit de ferraille, s’engouffra dans les locaux de l’Octroi.

Cela aurait pu être tragique et pire, un certain après-midi, lorsque brûlant le même arrêt, il ressortit des rails pour dévaler la rue de la Porte, le long des anciennes halles. Jantes échauffées dans un crissement d’étincelles, il se retrouva stoppé, à califourchon sur un garde-fou, écrasé par un poids au bas de la rue Vauban. A cet endroit, les immeubles étaient en dénivellation. La mémoire ne reconstitua pas l’état d’esprit, ni les conséquences physiques subies par les occupants. Si cet accident s’était produit un matin, le quartier aurait pu connaître des instants dramatiques : c’était le marché.

De tels faits ne semblent pas établis en ville dans le déclivité de la rue Jean-Jaurès, au retour vers Saint-Pierre. Il semble aussi que notre transport urbain se soit conduit sagement sur les lignes rue de Siam-Lambézellec, ou celle de Saint-Marc.

Notre Péril Jaune s’est éclipsé du champ brestois depuis un demi-siècle, au profit de “bus” qui, au fil des années se sont modernisés. Indispensable pendant de si nombreuses décennies, notre vieux tramway n’est plus qu’un souvenir lointain. Et pour nous, anciens, c’est un peu de ce que nous avons côtoyé chaque jour avant 1944, et qui s’estompe avec le temps qui fuit.

MT.A.